L’audience du 15 octobre a pour but d’entendre des pilotes de ligne qui ont vécu des événements similaires à ceux du vol AF447.
En effet, plusieurs événements précurseurs avaient eu lieu avant cet accident au sein d’Air France, mais également d’autres compagnies comme Air Caraïbes.
Leurs témoignages se passent de commentaires.
De fait, ils n’ont subi de la part des avocats d’Air France et d’Airbus que peu de questions, tant ils mettent à mal leur défense.
Témoignage de M. Jérôme AGNIEL
A volé sur tous les types d’Airbus long-courrier à Air France et a effectué sa qualification A340 chez Airbus.
M. AGNIEL :
« Le 16 août 2008, nous étions en contact avec Khartoum, via Djibouti, sur un trajet Paris–Antananarivo, au FL370, au crépuscule, en ciel clair.
Progressivement, nous sommes entrés dans la couche et une odeur de brûlé a été ressentie au cockpit ainsi qu’entre les rangs 3 et 14.
J’ai activé le signal Seat belts ON en raison des turbulences croissantes et j’ai fait l’annonce :
“Ici le poste de pilotage, PNC assis attachés, turbulences.”
En l’espace d’une minute, nous avons eu les alarmes sonores et visuelles de la déconnexion de l’AP, suivies d’alarmes ambres : ADR DISAGREE, IAS DISCREPANCY, RUDDER TRAVEL LIMIT, WINDSHEAR DETECT FAULT, puis l’alarme STALL, à plusieurs reprises.
J’ai repris le pilotage en manuel.
À la première alarme, nous avons été stupéfaits, mon copilote et moi.
À la deuxième, le PFD du copilote était entièrement rouge avec une vitesse à 100 kt, tandis que sur le mien la vitesse affichait “Green dot -15” avec un speed trend de -50.
Le dépouillement du vol a montré une chute de Mach de 0.80 à 0.705.
Nous étions à 3 kt du décrochage.
J’ai décidé de mettre l’avion en descente.
La stabilisation s’est faite au FL340 avec des vitesses redevenues cohérentes.
J’ai alors appliqué une action non prévue par les manuels : 2,5° d’assiette et 90 % de poussée, ce que je savais être adapté à mon avion. »
M. AGNIEL :
« Mon copilote a eu un effet de sidération, et le message Mayday a permis de le sortir de cet état. »
Présidente :
« Parlez-nous de l’alarme STALL… »
M. AGNIEL :
« À l’époque, on distinguait deux types de décrochage : le lent et le décrochage à haute vitesse.
J’ai donc pris deux secondes avant d’agir, pour éviter une sur-réaction. »
Présidente :
« Comment cet incident a-t-il été traité par la compagnie ? »
M. AGNIEL :
« J’ai rédigé un ASR très complet, en collaboration avec mes deux copilotes.
J’avais demandé le dépouillement de mes paramètres de vol et j’ai rencontré mon encadrement à mon retour.
Je suis allé plusieurs fois voir le pôle technique, qui m’indiquait qu’Airbus était informé.
Je n’en ai plus entendu parler. »
Présidente :
« Vous avez indiqué qu’il n’y avait pas d’entraînement en Alternate Law à haute altitude.
Peut-on transposer le pilotage en basse altitude à celui de la haute altitude dans cette loi ? »
M. AGNIEL :
« Je ne pense pas. C’est différent. »
Présidente :
« Je reviens sur le stall. Vous avez dit que vous aviez été formé à l’approche du décrochage, mais pas au-delà ? »
M. AGNIEL :
« Non, pas sur avion de ligne. »
M. AGNIEL :
« J’ai volé plusieurs fois avec le PM du vol Rio–Paris, notamment en septembre 2008, où notre vitesse en croisière est passée de Mach 0.82 à 0.76 sans raison apparente.
Il a travaillé de manière tout à fait standard.
Nous n’étions pas proches, mais j’appréciais son calme et son professionnalisme. »
Maître JAKUBOWICZ :
« Merci, car on a le sentiment que vous vous êtes retrouvé dans une situation quasi identique.
Vous avez indiqué en première instance que les turbulences rendaient difficile la lecture des instruments de secours. »
M. AGNIEL :
« Oui, à ce moment-là, on ne pouvait rien lire.
Cela n’aurait servi à rien, car, au sol, après dépouillement, j’ai constaté une panne des trois sondes Pitot. »
Maître JAKUBOWICZ :
« Sur la conception de l’avion, Airbus disait : Un Airbus, ça ne décroche pas. »
M. AGNIEL :
« Je confirme ce que j’ai dit en première instance :
on considérait inutile de s’entraîner au décrochage, car l’avion ne pouvait pas décrocher.
De plus, un pilote d’essai réalise ce type d’exercice dans un espace libre, sans trafic, avec son propre contrôle, ce qui n’a rien à voir avec la réalité du vol commercial. »
ALTER :
« Estimez-vous que la dangerosité de cet incident était telle que vous étiez passé très près d’un crash ? »
M. AGNIEL :
« On essaie simplement de sauver sa peau. »
Témoignage de M. Derry GRÉGOIRE
Ancien Commandant de bord A330/340 à Air France.
Présidente :
« Est-ce que vous avez une idée de ce qui s’est passé pour l’AF447 et avez-vous été confronté à ce genre d’incident ? »
M. GRÉGOIRE :
« Oui, j’ai été concerné.
J’ai eu un givrage, sans gravité particulière, lors d’un vol depuis Canton en A340.
Nous traversions un front de mousson au FL315, avec beaucoup de cumulonimbus et des feux de Saint-Elme, un peu de turbulence, à Mach 0.78.
Au cours du vol, j’ai constaté un problème de variation de vitesse ; du côté du copilote également, avec des excursions de ± 100 kt.
J’ai pu maintenir la situation et j’ai dit à mon copilote : “Ne touche à rien.” »
M. GRÉGOIRE :
« J’ai étudié le rapport du BEA et je me suis forgé une idée issue de mon expérience.
Il y a eu un problème de pilotage, d’identification et de formation.
Le contexte était très particulier : de nuit, sur une route océanique, avec une barrière nuageuse devant et un virage de 12° à gauche.
Les pilotes ont reçu plusieurs alarmes, mais aucune ne leur indiquait qu’ils avaient un problème de vitesse.
Au moment où ils ont perdu l’A/THR et le PA, l’avion s’est incliné à droite.
La dégradation de la loi normale à la loi Alternate a entraîné un sur-contrôle, et il y a eu une action à cabrer.
Pendant environ 42 secondes, ils ont rencontré des difficultés de pilotage.
Ce ne sont pas des pilotes d’essai ; les pilotes de ligne cherchent à rester au centre de l’enveloppe de vol.
Au bout de 42 secondes, l’avion était stabilisé.
Sans avoir appliqué la checklist, ils étaient dans le cas de l’Unreliable Airspeed en assiette et poussée.
Puis l’alarme STALL a retenti pendant 54 secondes, incomprise, entraînant une déstabilisation et la perte de contrôle.
La panne était intermittente (alarmes, Flight Directors), ce qui compliquait la tâche des pilotes.
Le startle effect a également joué un rôle.
L’Airbus est une machine très simple quand tout fonctionne, mais quand quelque chose ne marche plus, cela devient terriblement complexe.
Les pilotes ne connaissent pas la totalité des systèmes, et les ingénieurs non plus, car ils en ont une vision parcellaire. »
M. GRÉGOIRE :
« Concernant mes entraînements, j’ai effectué le décrochage lors de ma qualification A320, mais je n’ai pas souvenir d’une séance à haute altitude.
Pour la panne d’IAS douteuse, elle était simulée au décollage jusqu’à 25 000 ft.
Dans mon cas, je ne l’ai pas appliquée, car elle aurait déstabilisé le vol.
Cette procédure n’était pas adaptée à une panne d’indication de vitesse à haute altitude. »
Présidente :
« La procédure Unreliable Airspeed est-elle adaptée ? »
M. GRÉGOIRE :
« Il faut tenir compte du startle effect et de l’absence d’un affichage clair de la vitesse.
Lors des entraînements au simulateur, cet effet n’existait pas.
Après l’AF447, les vols d’entraînement ont intégré cet aspect, mais au simulateur, on sait qu’on ne risque pas sa vie. »
Présidente :
« S’agissant des lois de pilotage ? »
M. GRÉGOIRE :
« Le trim de profondeur était calé à 13°, probablement la valeur maximale.
En poussant sur le manche, le taux de dé-cabrage est d’environ 0,5°/s.
Lorsque les pilotes ont poussé, la réaction a été lente.
Quand l’alarme STALL réapparaît à 60 kt, les Flight Directors reviennent également, ce qui entretient la confusion.
Le pilote de ligne a tendance à se raccrocher au FD et à oublier l’assiette. »
Présidente :
« L’alarme STALL est-elle contre-intuitive ? »
M. GRÉGOIRE :
« Oui.
Le caractère aléatoire et intermittent de la panne n’a pas facilité la compréhension de la situation.
Cette instabilité a fortement contribué. »