Un dirigeant d’une grande entreprise doit être bien rémunéré, c’est un fait que nous ne contestons pas. La question qui se pose concerne la structure de cette rémunération : la stratégie et les décisions prises sont-elles dictées par la volonté de gonfler la rémunération dite variable ou bien par l’intérêt à long terme de l’entreprise, de sa pérennité et son développement, du bien-être des salariés ? La combinaison de ces deux objectifs ne met-elle pas en lumière un paradoxe inquiétant ?
Air France-KLM fait face à des choix stratégiques lourds de conséquences. Afin de mieux appréhender les motivations de ces choix, il nous a semblé utile d’analyser les documents relatifs à la rémunération de son Directeur général, Benjamin Smith.
Détail de la rémunération de notre DG
En 2024, les données brutes de la rémunération de Benjamin Smith sont les suivants : 1,044 million d’euros, assortis d’une rémunération variable annuelle pouvant atteindre jusqu’à 180 % de ce fixe. Résultat : le Conseil d’administration lui a attribué 1,52 million d’euros de bonus variable (146,05 % du fixe).
La rémunération variable de notre Directeur général est dopée par des objectifs à court terme : ces critères portent essentiellement sur le résultat opérationnel courant (COI), le free cash-flow ajusté, ou encore la flotte et certaines initiatives de décarbonation. Ils permettent de générer rapidement du cash et de flatter les indicateurs financiers, gonflant ainsi la rémunération de notre dirigeant.
En revanche, les critères à long terme semblent sacrifiés : les objectifs d’EPS (engagement du personnel) et de NPS (expérience client) atteignent un niveau faramineux de… 0 %.
Ces deux mesures, pourtant essentielles à la pérennité d’Air France, n’ont donc généré aucune valeur dans la rémunération de M. Smith. Leur pondération est faible (15 % des objectifs à long terme), preuve du peu d’importance accordée à ces leviers essentiels.
Ce déséquilibre reflète une gouvernance orientée vers la performance immédiate, au détriment de la vision à long terme.
Quelques exemples passés
Depuis son arrivée, M. Smith a pris des décisions lourdes de conséquences, contestables, voire calamiteuses lorsque l’on constate a posteriori les conséquences, mais sans aucune incidence sur sa rémunération :
– La sortie de flotte des A380 (pour un coût d’environ 500 millions d’euros) réintroduits chez toutes les grandes compagnies concurrentes.
– L’échec du lancement de l’A220 (problèmes initiaux d’instruction, puis d’effectifs, de moteurs et incompatibilité pour desservir des terrains clés en termes de rentabilité) aujourd’hui sous-utilisé.
– Le départ précipité d’Orly, dont les coûts sont détaillés dans le document publié sur l’état financier consolidé du Groupe AF-KLM pour 2024 : « Au titre de ces réorganisations, la société a comptabilisé une charge nette de 49 millions d’euros au 31 décembre 2024 en autres produits et charges non-courants, dont 60 millions d’euros de provisions restructuration et 11 millions d’euros de reprise de provisions sur engagements de retraite (voir Note 11 “Cessions de matériels aéronautiques et autres produits et charges non courants”). »
– L’aventure ratée avec CMA-CGM, pourtant annoncée comme un partenariat stratégique.
– Les pertes récurrentes de Transavia France.
– L’opération financière de 2023 autour du programme Flying Blue [premier programme de fidélité au monde ces deux dernières années] : le financement Flying Blue par Apollo (fonds de pension vorace) est comptabilisé en quasi-fonds propres (IFRS). Cela améliore artificiellement le ratio de fonds propres, la santé financière apparente d’Air France-KLM, en échange d’un transfert de contrôle des actifs stratégiques du programme Flyng Blue, d’un rendement (coûts à venir pour le Groupe) élevé au profit d’Apollo (6,4 à 6,75 %). Conséquence de cette opération : M. Smith touche une part variable gonflée par un montage financier qui ne traduit pas une amélioration réelle de la rentabilité ou de la compétitivité d’Air France, tandis que les effets négatifs de ce montage qui nous coûtera très cher n’ont aucune incidence sur la rémunération de notre Directeur général.
– Vente des moteurs B777 à Apollo : les effets, tant pour le Groupe, pour Apollo que pour la rémunération de Benjamin Smith, sont les mêmes que ceux qui concernent l’opération Flying Blue : troquer des actifs stratégiques contre du cash immédiat pour répondre à des objectifs court-termistes.
Craintes à venir sur la flotte
Au-delà des échecs passés, nous devons, en urgence nous mettre en alerte concernant le futur, en particulier sur les choix stratégiques de flotte :
M. Smith avait promis des annonces dès janvier 2024 sur le renouvellement de la flotte moyen-courrier d’Air France. Nous sommes en septembre 2025, et toujours aucune visibilité sur les avions qui composeront notre flotte dans trois ans. Même flou sur le long-courrier : la ventilation des commandes d’A350 entre Air France et KLM reste secrète, l’avenir des B787 et B777-200 nous est inconnu.
Pendant ce temps, KLM et Transavia renouvellent leur flotte avec des A320 /321 NEO.
De deux choses l’une : soit Benjamin Smith n’a aucune vision stratégique concernant Air France, soit il nous manipule en maintenant une opacité que nous devons combattre.
Les pilotes d’Air France ne sont pas près de générer une augmentation de l’EPS dans ces conditions !
Le réseau moyen-courrier en question
C’est par la presse (lire cet article publié le 17 septembre par voyage d’affaire) que l’on apprend la stratégie réseau du Groupe. Côté transparence avec les salariés, on a vu mieux…
Côté domestique-Orly, on peut lire : « si le transporteur explique qu’il renforce son offre domestique, on constate dans la réalité une forte diminution des fréquences offertes depuis Orly. » MRS passe à une moyenne de 2 vols quotidiens (iso 3), NCE passe à 8 vols quotidiens (iso 13), et TLS passe à 8 vols quotidiens (iso 12). Et ce n’est que le début !
À qui profitera cet abandon de nos passagers ?
Côté Europe, Venise passe à 14 vols hebdomadaires (iso 7), Stockholm à 10 vols (iso 6) et Madrid à 34 vols (iso 28).
Les passagers qui partaient de CDG avec AF vont-ils préférer Orly, sa ligne de métro 14 et Transavia pour ces destinations ?
Pour ALTER, cette stratégie n’est pas une surprise : Benjamin Smith transfère les créneaux AF (et non les lignes domestiques) vers Transavia, mais aussi les passagers point à point du Moyen-courrier AF CDG. En revanche pour le pilote qui a préféré croire le SNPL et la direction, la pilule risque de devenir dure à avaler !
Vers une concurrence interne au Groupe
Les discussions récentes autour du Target Operating Model confirment un cap dangereux choisi par la direction :
– L’intégration totale programmée de SAS au Groupe : présentée comme inoffensive, elle nécessitera en réalité des concessions coûteuses. Déjà, une nouvelle filiale, Transavia Copenhague, est évoquée, mais sans garantie sur qui opérera les vols (pilotes SAS, KLM, voire d’autres). Ensuite, M. Carkaxhija nous prévient : si les pilotes d’Air France veulent un accord Prod-balance avec SAS, ce ne sera pas gratuit !
– CTA Transavia : derrière le discours technique sur la volonté de regrouper les entités Transavia sous un même CTA, un danger se profile…Transavia Hollande dispose déjà de 321 NEO et la direction explique qu’il serait « dommage » de ne pas les utiliser pour des vols Transavia France si besoin… L’argument inverse existe, mais les références explicites à « l’optimisation fiscale et sociale » ne laissent guère de doute quant à l’orientation réelle. Les vols Transavia Hollande à CDG du 10 avril n’étaient pas une « erreur ». Si ALTER n’avait pas alerté, ces opérations auraient continué. Elles reviendront, car rien n’est jamais fait par hasard.
– Remontée vers la Holding : maintenance, achats moteurs, call centers, cargo, crew management… Tout remonte à la holding, avec pour seul objectif d’arbitrer en faveur de l’opérateur le moins cher. Ce qui est valable pour Transavia pourra demain concerner l’ensemble du Groupe.
Silence coupable des administrateurs pilotes
Dans ce contexte, les administrateurs pilotes brillent par leur absence de critique : aucun mot sur la rémunération déséquilibrée de Benjamin Smith, aucun sur le flou de l’orientation de notre flotte, aucun sur les opérations financières douteuses, aucun sur les futures dérives du Target Operating Model.
Leurs tracts et interventions ne montrent qu’un alignement sur la direction, quand leur rôle devrait être de défendre les intérêts des pilotes et d’exercer un contre-pouvoir. Alors qu’ils se présentent comme les « garants des intérêts des pilotes », ils ne sont que la caution de la gouvernance du Groupe.
Les salariés, pilotes en particulier, ont besoin que leur soient proposées des analyses critiques avant de faire, en conscience, le bon choix (referendum par exemple). Car eux, contrairement à nos dirigeants, ne sont pas en CDD !
Ce que nous dit la gouvernance
Benjamin Smith et Mme Parly, nouvelle présidente du Conseil d’administration, ont souhaité rencontrer les organisations syndicales. ALTER a profité de cette occasion pour interroger la gouvernance sur la stratégie. Nos interlocuteurs ont affiché une posture de séduction… sans apporter de réponses concrètes. La technique commence à s’essouffler…
– Plan de flotte : à la question sur le vieillissement du moyen-courrier et l’arrivée d’A321 NEO neufs chez KLM [visibles à CDG], Benjamin Smith a répondu que « ces avions ne resteraient peut-être pas »… sans préciser l’avenir du MC AF.
– Orly et domestique : M.Smith a affirmé qu’Air France « ne lâcherait pas ses créneaux à Orly », mais n’a donné aucune réponse sur l’avenir du domestique, pourtant vital.
– HOP! et Volotea : silence sur HOP!. Pour Volotea, il a presque salué leurs « contrats salariés dégradés », sous-entendant que c’était la seule manière de concurrencer efficacement.
– Moyen-courrier : M. Smith s’est contenté de rappeler les 60 A220 déjà commandés, sans dire ce qui viendra ensuite.
Pour conclure ces échanges sans réel fond, une déclaration révélatrice : « Ce n’est pas facile, vous savez, la vie d’un dirigeant d’entreprise… »
Les mauvais objectifs créent de mauvais résultats !
Le sourire de Benjamin Smith et la connivence d’élus SNPL vont nous coûter cher : La pérennité d’une compagnie ne se construit pas sur un free cash-flow trimestriel, mais sur la fidélisation des salariés et des clients, sur une stratégie claire de flotte et de réseau.
Ne cherchez pas plus loin les innombrables sources de mécontentement (pilotes A320, Sécurité des Vols et fatigue, incertitude et inquiétude sur l’avenir des flottes) !
Benjamin Smith osera-t-il organiser un vote de confiance des salariés sur sa stratégie ? La soupe est trop bonne pour que nous puissions y croire…
